Chers amis agriculteurs, chers fidèles catholiques haut-alpins,
Ce message, à l’occasion des traditionnelles processions des Rogations, se veut un soutien pour les agriculteurs, et un partage à tous les fidèles, de ce que vivent nos voisins agriculteurs, proches ou lointains. La célébration des Rogations (1)est de nouveau proposée par certaines paroisses ou monastères. Ces processions dans les champs se tiennent traditionnellement durant les trois jours précédents l’Ascension, cette année jeudi 9 mai, soit les lundi 6, mardi 7 ou mercredi 8 mai.
Beaucoup de nos agriculteurs sont sortis de leurs fermes en janvier et février dernier, non pour les travaux des champs mais sur les routes, pour faire entendre les questions qui leur causent de grandes souffrances (2).
J’ai alors hésité à prendre la parole. Je me suis dit que cela n’apporterait rien de nouveau et que cela pouvait être interprété comme voulant tirer la couverture à soi. De plus, certains agriculteurs connaissent déjà mon attention à leur égard car je les rencontre lors des visites pastorales en paroisse et lors d’événements diocésains qui leur sont consacrés.
En effet, après avoir demandé aux chrétiens de prier pour la pluie à l’automne 2017, j’ai pris l’habitude de réunir des agriculteurs chrétiens (dont des curés m’ont donné le contact), à la fois à déjeuner à l’évêché une fois par an et à une journée diocésaine des agriculteurs chrétiens.
Petit à petit un groupe amical s’est constitué. Il couvre d’ailleurs tout le spectre syndical de cette profession, et également les principales activités agricoles de nos montagnes : élevages ovins, bovins, porcins, maraîchage, arboriculture.
Vendredi 5 avril 2024, nous nous sommes donc retrouvés à l’évêché pour déjeuner, une dizaine d’agriculteurs et deux membres du conseil épiscopal. Nous avons commencé par la relecture que chacun pouvait faire du mouvement agricole de l’automne 2023. C’est alors qu’est venue l’intuition de vous faire part de quelques paroles fortes (3) prononcées à cette occasion et qui m’ont semblées pouvoir éclairer l’ensemble des chrétiens sur ce mouvement social agricole.
Un mouvement espéré mais à l’issue incertaine
J’ai d’abord été surpris par leur dignité retrouvée en constatant l’ampleur du mouvement. « Il fallait », « Je suis contente que cela bouge », mais aussi une grande déception quant à sa fin jugée trop rapide et aux interrogations sur les suites. Est-ce que cela aura servi à quelque chose ? Il y a une telle « inertie du système ». Les agriculteurs que j’ai rencontrés sont heureux du mouvement mais désabusés. Ils ne croient plus aux promesses des hommes politiques.
Certes le gouvernement s’est engagé sur 62 propositions (4) et un projet de loi sur l’agriculture a été présenté. Mais en réalité, répondent les agriculteurs, « il y a différentes agricultures ; l’agro-business n’a rien à voir avec nos petites exploitations de montagne ». Par exemple cela ne va pas régler le problème du loup. Au fond, les agriculteurs craignent d’être abandonnés. Y aura-t-il encore des agriculteurs dans le futur ? C’est une question qui les hante.
Quel est la racine du problème ?
« Quand on parle du prix des produits, on parle, en réalité, seulement de centimes. », « Il ne s’agit pas d’augmenter le prix pour les consommateurs qui sont soumis à l’inflation, mais de mieux le répartir entre les producteurs, les transformateurs et les vendeurs. » Basculer quelques centimes vers les producteurs leur permettrait de gagner leur vie.
Car LE problème de l’agriculture est bien le prix versé aux producteurs. « Si on a un prix correct on se passera volontiers des aides de la PAC. On préfère être rentable que sous perfusion. »
La racine profonde est la financiarisation de l’économie libérale et le libre-échange entre des agricultures différentes et concurrentes du monde entier.
« On en arrive à acheter ce qu’on ne peut produire en France. » Prenons l’exemple des pommes venant d’un autre pays européen ; elles sont maintenant majoritaires à Rungis (le grand marché « de gros » de la région parisienne), parce que 2 à 3 fois moins chères puisque le coût de la main d’œuvre y est de beaucoup inférieur, et que les règles européennes phytosanitaires n’y sont pas aussi vite transcrites, donc produites avec plus de pesticides… alors qu’on ne peut les produire ainsi chez nous (5).
Autre exemple, le modèle français majoritaire de petites exploitations avec un, deux ou trois fermiers, certains en GAEC ou CUMA, n’est pas concurrentiel par rapport aux immenses élevages d’Amérique latine ou du reste de l’Europe. Veux-on aussi ces immenses fermes ?
D’autant que la PAC, avec ses aides versées à l’hectare, favorise les très grandes exploitations. Tous sont d’accord, de quelque syndicat auquel ils appartiennent, qu’il est nécessaire de revenir sur les modalités de ces aides.
Pourquoi un tel mouvement maintenant ?
« Cela fait 40 ans que cela aurait dû arriver. » « C’est un feu qui couve depuis longtemps. » Essayons de voir comment cela a couvé puis surgit, avec des images de nos montagnes enneigées.
L’augmentation des suicides (6) d’agriculteurs qui touche toutes les régions, y compris les Hautes-Alpes aurait dû faire comprendre que « ce n’était plus possible d’encaisser. » Le fond était atteint par trop de monde. La montagne bouge.
L’action (7) des Jeunes Agriculteurs de retourner des panneaux d’entrée de communes, depuis mi-novembre 2023, pour signifier qu’on marche sur la tête, a constitué une bonne sous-couche avant une grosse chute de neige.
Puis « peut-être qu’il y a eu un trop plein qui a fait déborder le vase. » Comme les retards de paiement des aides de la PAC et la multiplication des contrôles et des tracasseries administratives. Un gros retour d’Est !
L’augmentation prévue (8) de la taxation du GNR (gazole non routier, agricole et forestiers et les engins de travaux publics, bulldozers, pelleteuses, chasse-neige) a peut-être été le détonateur qui a déclenché l’avalanche, car son prix avait déjà augmenté de 50% en raison de l’inflation sur l’énergie (9).
Il a suffi qu’un agriculteur en Occitanie lance le mouvement pour qu’il essaime rapidement dans toute la France et même dans d’autres pays d’Europe. L’avalanche a couvert toute la montagne.
Y a-t-il déjà des retombées positives ?
Cela a remis le curseur au bon endroit vis-à-vis de l’écologie.
Ils n’en peuvent plus d’être accusés de tous les torts par certains écologistes politiques. « Pourtant on sait que les agriculteurs sont les premières victimes pour leur santé (10). » Et ils sont conscients des enjeux pour la planète, même s’ils estiment que les pets de leurs vaches (11) n’en sont pas les premiers responsables. D’autant qu’en montagne on est en agriculture bio ou raisonnée très naturellement ; on fertilise ses champs avec son troupeau.
Mais dans le bilan écologique il faut tenir compte de tout. Importer des pommes de loin ou les produire localement ? Il faut aussi tenir compte de la souveraineté alimentaire et il est heureux que les politiques se saisissent de cette problématique.
Cela a replacé les agriculteurs dans le cœur des Français.
Les années précédentes, ils m’exprimaient souvent leur grande souffrance de se sentir les mal-aimés de la société française. Ils travaillent durs mais sont pris pour les pires des pollueurs.
Suivant le mouvement social, je pensais aussi que les avancées espérées pour une simplification administrative étaient de nature à améliorer leur qualité de vie. Leur réponse m’a surpris : « On sait bien que la nature humaine est pécheresse et qu’il faut des contrôles et de la paperasserie. Mais là cela déborde. » « On est contrôlé par satellite, et si un contrôle est négatif, quand on arrive à prouver notre bonne foi, il faut des mois pour arriver à toucher les aides auxquelles on avait droit. »
« Donc on n’est pas toujours contre les contrôles, mais on voudrait gagner suffisamment notre vie pour embaucher du personnel administratif (comme vous monseigneur vous avez une assistante à l’évêché – sic !). » En résumé on est débordé par la paperasserie et les contrôles parce qu’on doit tout faire nous-même et que ce n’est pas le cœur de notre métier.
Chers amis agriculteurs, j’ai été heureux de cette rencontre et j’espère avoir bien retranscris les pensées et paroles entendues.
De mon point d’observation extérieur, je vois deux défis majeurs de l’agriculture :
- Transmettre votre exploitation agricole (en France, un tiers des agriculteurs pourront partir en retraite dans les dix ans). Vous dites clairement que cela dépendra des suites de cette mobilisation paysanne.
- Vous préparer au changement climatique dont les premiers effets sont concrets et peut-être plus palpables en montagne. Cette adaptation au climat touche toutes les activités de nos montagnes et donc deux fois pour une famille pluriactive : agriculture et ski.
La dignité des agriculteurs est de bien nourrir les hommes et de soigner la terre.
Pour cette belle mission que vous avez ainsi exprimée, je veux vous adresser des remerciements au nom des chrétiens des Hautes-Alpes. Vous n’êtes pas tout seuls ; la communauté chrétienne, dont vous êtes membres, veut vous soutenir. Et ce message exprime un soutien plus large à tous les agriculteurs et agricultrices de notre département.
A vous chers fidèles catholiques, je voudrais dire qu’il nous faut comprendre la nécessité vitale de la vie paysanne dans son beau modèle des fermes de montagne, nécessité qui va bien au-delà de la nourriture. « Tout est lié » dit le Pape dans Laudato Si’. Agriculture, environnement, justice sociale, paix, etc…
Restons liés les uns aux autres par la prière. En ce mois de Marie, que Dieu vous bénisse et que Notre-Dame du Laus vous garde.
Mgr Xavier Malle, évêque de Gap-Embrun
Deux propositions que vous pouvez déjà noter :
14 décembre 2024 : Journée diocésaine des agriculteurs, sur le thème « Peut-on prier en travaillant ? », dans le cadre de l’année pré-jubilaire sur la prière. Lieu de rdv : sans doute à Baratier.
1-2 février 2025 : Jubilé du monde agricole au Sanctuaire de Paray le Monial en Bourgogne, à l’occasion des 350 ans des apparitions du Sacré-Cœur à Marguerite-Marie, dans le cadre aussi de l’année jubilaire universelle 2025. Je suis prêt à accompagner une délégation diocésaine.
Si vous êtes intéressés, renseignez-vous auprès de l’évêché : assistante.eveche@diocesedegap.com
Vous pouvez par ailleurs prier pour la paix grâce à la “ Neuvaine mariale pour la paix sur le continent européen ” du 1er au 9 mai 2024. Portée par le Sanctuaire de Notre-Dame du Laus et le Diocèse de Gap-Embrun, elle vous fera entrer pleinement dans l’année sur la prière proposée par le pape François afin de préparer l’année jubilaire de 2025. A découvrir ici.
(1) Du mot latin rogatio : “action de demander”. L’origine des Rogations remonte au Ve siècle : en un temps tragique, saint Mamert, évêque de Vienne, institua un jeûne et des processions chantées pendant les trois journées qui précèdent l’Ascension. Le péril passé, la coutume persista et se répandit dans d’autres diocèses ; on demandait principalement, en ces supplications solennelles, la bénédiction divine sur les travaux des champs, en vue des récoltes à venir. Le chant des litanies constitue la part principale des prières chantées lors de la procession des Rogations. https://liturgie.catholique.fr/lexique/rogations/
(2) Un article Wikipedia résume bien les questions : Comment faire face à la baisse de leurs revenus, à la hausse des charges, à la concurrence déloyale permise par les accords de libre-échange, à l’empilement des normes lié à une réglementation trop complexe, à la fiscalité, à certains aspects de la réglementation européenne en matière d’agriculture et aux contrôles de l’administration ? https://fr.wikipedia.org/wiki/Mouvement_des_agriculteurs_de_2024_en_France#
(3) Ce qui est “entre guillemets” est une citation d’un agriculteur ou d’une agricultrice à l’évêché.
(4) https://www.vie-publique.fr/discours/293197-conseil-28022024-62-engagements-du-gouvernement-pour-l-agriculture
(5) Source : https://www.lafranceagricole.fr/restauration/article/841705/les-producteurs-de-pommes-s-attaquent-aux-grossistes
(6) Les chiffres sont terribles : un agriculteur se suicide tous les deux jours en France. Ce chiffre se fonde sur les données d’une étude incluse dans un rapport d’information sénatorial publié en 2021, soit un peu plus de 12 suicides par mois, soit trois par semaine. https://www.senat.fr/rap/r20-451/r20-4513.html
(7) Géniale car cela ne détruit rien, ne cause aucun tort, mais est très parlant pour toute la population.
(8) D’un peu moins de 3 centimes par an sur ce dernier jusqu’en 2030. On pourrait se dire que ce n’est pas beaucoup, mais cela vient corser l’inflation
(9) Cela a rappelé la révolte des Gilets jaunes née dans nos territoires ruraux en 2018 par suite d’une hausse des taxes sur les carburants.
(10) Plusieurs types de cancers sont notamment plus répandus dans les populations d’agriculteurs que dans la population générale. C’est aussi le cas de diverses maladies neurodégénératives et respiratoires. Étude dans le Courrier des maires : https://www.courrierdesmaires.fr/article/les-agriculteurs-premieres-victimes-de-l-usage-constant-des-pesticides.57630
(11) En France, « le système français d’élevage à l’herbe est durable et vertueux », si vous intégrez les prairies dans le bilan carbone et si vous reconnaissez les services des éleveurs à l’environnement, en entretenant les paysages ou en stimulant la biodiversité. Car « lorsqu’on intègre le carbone stocké dans les prairies, on compense quasiment l’intégralité des émissions de méthane », https://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/climat-les-pets-de-vaches-ne-sont-pas-un-probleme-leurs-rots-si_15562
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